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« Juana Molina », pour écouter la pop expérimentale d’une bohème d’outre tombe.

Mes doigts tiennent avec attention la précieuse sérigraphie circulaire. La galette prend le rythme de la rotation. Ce n’est qu’alors que le diamant peut trouver la strie qui lui était promise. Cela est arrivé une de ces fois où, avec un regard d’enfant, j’ai pris le temps d’admirer la magie musicale naissant de cette rencontre entre pointe et sillon. Magie dont le subtil bourdonnement peut se faire entendre avant même d’allumer l’ampli.

Il était alors un peu plus de dix-neuf heures. Le ciel se couvrait de rideaux et les ombres issues de mes luminaires commençaient à imprimer de noir leur repaire nocturne. Soudain, au détour d’un regard vers ma platine, j’aperçus un petit être, pas plus grand qu’un verre d’eau. Il sortait de l’ombre, il en avait fait son corps. Cette silhouette, prisonnière de ses deux uniques dimensions, détacha ses pieds fixés dans un dernier trait d’ombre et commença à danser. Je pris conscience que cette chose était animée par le son. Elle bougeait étrangement. Une étrangeté qui me rappelait ces formes que l’esprit s’ingénue à nous faire voir lorsque les sens se perdent. Rappelez-vous de ces figures que l’on croise à la lisière d’une forêt opaque au cours d’une sortie nocturne un peu trop silencieuse.

La créature déambule guidée par le son, créant autour d’elle un mirage mystique. Une voix féminine mystérieuse guide sa marche aveugle. Je peine à me figurer un visage derrière cette voix. Peut-être celui d’une diseuse de bonne aventure. Figuration féminine aux croyances syncrétiques et au visage couvert d’apparat apparats rituels. Parfois les prophéties sont calmes mais la tension reste toujours là, présente. Les cordes semblent tendues, souvent comme en sourdine.

Les nappes donnent de la vigueur à la petite créature. La voilà qui se joue des perspectives pour étaler son ombre. Les percussions s’intensifient. Elles sont larges, elles s’accélèrent. Certaines cordes lâchent leur retenue. Une électronique furtive, fenêtre sur autre monde, s’invite dans la transe. Sur les murs, l’ombre animée s’étire. Suspendu aux délicatesses vocales, attiré par la course rythmique, je la vois qui se tord. Ses jaillissements dansés ouvrent de nouvelles perspectives, sans cesse surprenantes.

Lorsque la musique vient à se taire, la figure d’ombre s’évapore dans le blanc de mes murs. Je la retrouverai, je saurai la réanimer. Je crois que mon corps souhaite danser en sa compagnie une fois de plus.

« Yazmin Lacey », pour une douceur de rosée aux couleurs jazz

La fleur d’un nénuphar s’éveille. Il est matin, le soleil répand ses premiers rayons avec délicatesse. Les gouttes de rosée, délicatement posées, délicatement perchées, scintillent les premières couleurs du jour. Un microcosme prend vie. Les libellules frappent leurs ailes d’un ton feutré. Du haut de leurs pattes, des araignées d’eau se mettent à la danse. L’étang devient une scène. Plantes, insectes et animaux jouent la partition de leur vie.

Une petite Coccinelle noire tachetée de rouge se fait entendre. Son vol est léger, le battement de ses ailes est mélodique. Son attraction est presque irrésistible. Autour du point d’eau, des yeux de toutes les formes et de toutes les couleurs la regardent atterrir sur le pistil floral du nénuphar. Lovée dans le creux des pétales, elle s’abreuve d’une goute de rosée et la voilà qui se met à chanter. Le jazz effleure l’étendue stagnante.

Des êtres de tous genres s’animent en musique, seulement guidés par la suave voix. Son chant déploie un grain à la fois doux, sucré et parfumé ; saveur de miel de lavande. Les percussions sont vives, parfois nombreuses, souvent effleurées. Leur légèreté rappelle la fluidité d’une vague de sauterelles sautant  d’un commun élan lorsqu’un oiseau les survole d’un peu trop près. Attiré par la fleur flottante, Léon le bourdon fait jouer ses basses. Baryton de ses ailes, son vol est suspendu aux mélodies de la belle coccinelle. Un peu plus loin, assis sur les graviers, des scarabées dorés par le soleil venus lécher la berge se font un plaisir de nous faire partager leurs reflets chaleureusement cuivrés. Quelques araignées nichées dans leur toile se suspendent çà et là. Prenant leurs pattes pour un clavier elles rodent en agile pianiste, frappant élégamment leurs cordes tendues en suspension.

Yazmin Lacey livre un tout premier ep fin, gracieux et délicat. Une légèreté à savourer.

« Three Trapped Tigers », pour une marche virtuose sur les bords du chaos

Il est de ces visages que l’on croise et recroise sans y prêter trop grande attention. Une impression familière reste néanmoins présente à chaque rencontre. Ce visage, ce nom ou cet artiste fait figure de décor coutumier. Mais un jour, au détour d’un autre de ces imprévisibles face-à-face on se rend compte que le fruit que l’on croyait vert ne l’est plus. A-t-il mûrit ou bien est-ce moi ? Le temps est venu d’en goûter le jus.

Décrire des saveurs auparavant inconnues est un exercice périlleux. Ce n’est qu’une impression mais cet album, tout comme le registre musical auquel il appartient, m’apparait difficilement abordable lors d’une première rencontre. Le temps seul permet d’éveiller le goût pour l’amertume, l’acidité, l’aigreur…

Three Trapped Tigers nous submerge dans ses profondeurs de rock progressif. La perte de repères est importante. Je me sens comme pris dans le rythme permanent d’une chaîne de production. Résister m’est pénible. Les logiques rythmiques m’apparaissent absconses. Faut-il peiner avant de comprendre ? Sans doute. Fatigué de mon combat, mais néanmoins déterminé à ne pas lâcher prise, je finis par me faire emporter.

Je me découvre au centre d’une pièce sombre. Les arrêtes sont droites et régulières. Sur le sol une impression de battements puissants, souvent effrénés. Chaque coup soulève des gerbes d’étincelles, des coulées de métal en fusion. Dessous, dans les fondations, un tonnerre virtuose aux airs d’industrie lourde. Les vibrations me parcourent des pieds à la tête. Ma nuque se dresse. J’étire les bras et vois le plafond s’offrant à moi. Les couleurs y sont stellaires. Les notes s’allongent de leurs formes aériennes. Pour chaque touche enfoncée sur les synthés une aurore électronique s’imprime sur l’étendue bleue nuit au dessus de ma tête. L’impression est plus douce, plus languissante, plus pop.

Entre les deux temporalités, nichés entre les nébuleuses, des nappes électroniques et le triomphant fracas des caisses d’un dernier territoire s’offrent à mes tympans. Des lacérations électriques impriment les murs. Les cordes vocifèrent, elles sont agiles. Je les vois évoluer, déchirant les parois. Des crissements noises se font entendre, entrecoupés d’élancées aux tons Acid Jazz. Les pédales changent. Les accords se font tantôt machinerie saccadée et bruyante tantôt brume éthérée. Entre percussions volcaniques et clavier cosmique, la guitare, suspendue à ses cordes, fait du trapèze.

Le dialogue entre ces trois entités musicales est juste, créatif, vivace. J’y trouve une vraie synergie. Une puissance débridée, virtuose, parfois à la frontière du chaos.

« Noga Erez », quand l’ombre se teint et s’éclaircit

Retournez en janvier, ou bien février. En ces temps froids d’alors, bandcamp m’apporta un ouvrage encore  inachevé. Pleins d’énergie, promettant d’ardents déhanchés et autres exécutions de boîtes de nuit, les quelques titres de Noga Erez ont réussi à exciter mes papilles auditives. Lundi, le vinyle est arrivé dans la boîte. Je déchire, puis pose la galette sur son plateau. Je suis prêt à savourer.

J’entends le cri d’un chœur. La jeune première se place sur le devant la scène. L’écho prend d’assaut ses premières paroles. Elles vibrent, résonnent. L’instrumentation l’habille d’un bleu noir à la sonorité agressive. La tenue est légère, agile. Des pans de matière se retrouvent en suspension au gré des contorsions vocales.

Je reçois les premières pistes de l’album de la même façon que certains tirages en noir et blanc. Il y a comme une dualité entre ombre et lumière, une situation où cette dernière coincée dans l’obscurité luit avec intermittence tentant vainement de se libérer. Ce contraste est protéiforme. Le temps de quelques instants il m’arrive de me sentir en lévitation, mais aussitôt la noirceur vibrante des nappes électroniques me rappelle au sol de sa pesante gravité.

Cette première partie d’album marquée d’une cold/trap aux beats parfois très rap se défait progressivement de ses tons orageux. La confrontation disparaît, on se rapproche d’un abandon. Peu à peu la bichromie s’évanouit et le contraste laisse de la place au dégradé. Des gélatines colorées viennent s’interposer entre la lumière intense des projecteurs et le noir de la scène. Les émotions se font plus nuancées, les progressions sonores laissent entrevoir une grande complexité, personnalité. J’aperçois dans ces rythmiques plus libérées un quelque chose entre lasciveté et nostalgie. Toutefois énergie et mouvement dansent toujours avec zèle autour de la vibrante voix. L’horizon semble s’élargir. Par moments les sons se parent de scintillements, de résonances plaintives quasi-végétales. L’ambiance se fait plus tamisée, le chant adoucit des contours autrefois droits et rugueux.

Avec le recul, cet album n’est pas forcement parti dans la direction que j’attendais. S’il reste de quoi en sortir plus d’un tube, ces derniers s’insèrent avec naturel dans un ensemble de compositions variées et émotionnelles.

« Lucky Chops », quand les cuivres deviennent braises.

Je soupire … Ça fait un bon quart d’heure que je me sens impuissant, coincé sur le siège passager d’une voiture qui feint admirablement bien l’immobilisme. Je me sens étriqué. Le plan de travail fraîchement découpé posé sur la plage arrière m’empêche d’abaisser mon siège. Quelle que soit l’orientation de mes fesses dans le creux du fauteuil, l’inconfort me frappe le dos. Le temps passera plus vite en musique. Je dégaine mon jack et d’un mouvement vif je suis branché au panneau de bord de la Peugeot. Mon index effleure l’écran de mon téléphone et se pose sur un nom : Lucky Chops.

Je ferme les yeux. Les premières notes sont cuivrées, le plastique des portières se met à vibrer. Mes épaules suivent le battement des caisses. Mon esprit peint des éclaboussures d’un orange piquant et intense. Un jaune saturé et éclatant vient s’y ajouter. Ma tête se met à saliver comme le ferait ma bouche devant un plateau de poivrons grillés. Une superposition d’émincés rouge et orange à la texture croquante recouverte d’une pincée Espelette. J’ouvre les yeux, les bouchons se sont ouverts, les voitures sont devenues orchestre.

Le volume est presque assourdissant. Les vrombissements motorisés viennent élargir  les graves.  Les cris stridents des japonaises débridées accompagnent les élancées lyriques d’un trompettiste fou. Les pots d’échappement des poids lourds soufflent la même profondeur que celle du saxophone. Plus fort, j’entends les klaxons qui se font l’écho des cymbales.

Entre compositions originales et reprises, cet orchestre automobile me transporte d’une scénographie à l’autre. Je me vois transporté dans une course effrénée où le trafic se mue en une fusée inarrêtable aux géométries kaléidoscopiques, puis me retrouve au cœur d’une célébration exubérante où me voilà encore devant un ballet parfumé de nostalgie heureuse où les voitures, harmonieuses ne cesse de s’entrecroiser sans jamais se heurter.

J’aime profondément ce registre musical qui a déjà su me faire pleurer de bonheur dans la folie d’un concert. Lucky Chops y mérite définitivement sa place. Le sourire est à mes lèvres, ma joie est à son comble.

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